à la mémoire de Monsieur Duval, gardien de Roblot
Durant une courte période de ma vie, à l’époque où je n’étais pas encore devenu fou, je me suis retrouvé chez Nathalie Duval, une vieille dame qui vivait au dernier étage d’un énorme édifice, où on ne pouvait entrer sans connaître les trois codes qui ouvraient respectivement la grille du jardin, la porte d’entrée blindée de l’atrium A, et pour finir la porte de chez les Duval.
À l’âge que j’avais, le cerveau normal, aucunement préparé aux ondes irrégulières de pensées malade, je n’avais pas la moindre idée de ce à quoi m’attendre. J’étais heureux, tout simplement, d’avoir un lit où dormir, de l’eau chaude dans la douche, ce qui, en ce temps-là, avait tout l’air d’être un véritable privilège, un luxe effréné comme les Bugatti devant le Café de Paris, ou les yachts en face du Martinez.
Du dernier étage de ce bâtiment sculpté dans un ciel gris perle, on voyait passer les personnes les plus petites au monde, on entendait courir les wagons des trains qui faisaient le même bruit que la mer.
La nuit, quand la vieille dame se retirait pour ensuite s’endormir la télé allumée, j’aimais bien tirer les rideaux pleins de poussière d’une grande fenêtre, et m’y asseoir, devant son espèce de balcon, mais peu profond. Une structure de cette sorte a sûrement un nom, un balcon-fenêtre, une fenêtre-balcon, mais je n’en savais rien à l’époque et je ne suis pas plus avancé maintenant.
Donc, je m’asseyais dans le froid glacial de la cuisine, j’écoutais les trains et la mer, et j’observais tout ce qui, plus bas, donnait forme à la cité des fous.
Des pavillons caramel aux toits métalliques, sans que je le remarque, émanaient une légère fumerolle couleur mort.
Lorsque j’ai demandé, dans le quartier, ce qui se trouvait en face de ma fenêtre, un moustachu au teint de jaunisse m’a expliqué que c’était le funérarium de la ville, où on apportait les cadavres avant qu’on les enterre ou qu’on les expédie au bureau du maire accompagnés des voeux de Noël.
C’était une vieille du parc Ferber, Madame Annie, qui un jour avait envoyé une enveloppe contenant des morceaux de cadavre au bureau du maire. Mais cette histoire-là, je la raconterai une autre fois.
Je comprenais désormais pourquoi, près de chez la vieille Nathalie, il y avait tant de pompes funèbres qu’on se serait arraché les cheveux à toutes les compter. On en trouvait à chaque coin de rue, et dans chaque vitrine, on voyait les plaques, les fleurs dans leurs vases, les porte-photos et tous ces beaux accessoires qui donnaient envie de mourir pour se les faire acheter. Puis, toutefois, venait à l’esprit que mort, on ne les aurait pas vus non plus sur la tombe, ce qui rendait quand même l’envie de vivre.
Posté à ma fenêtre en forme de balcon, aux rideaux pleins de poussière, un mois d’octobre, il me semble – je ne me rappelle pas précisément –, je les ai vus pour la première fois.
C’était une soirée tiède sans un nuage au ciel ni sur terre. Il ne faisait pas froid, quoiqu’un courant d’air, venant de je ne sais où, paraissait faire voltiger la poussière et me remplissait la bouche de terre et de merveilles.
Il y avait au moins deux pavillons mitoyens en face de la maison de Nathalie, ou disons deux que j’observais tout en me demandant ce qui pouvait bien s’y passer à cette heure-là de la soirée.
Du pavillon à droite, un homme est sorti vêtu d’un beau survêtement vert et blanc. Un moustachu, la peau jaunâtre. Je le connaissais, ce type : c’était celui qui m’avait renseigné sur les fous morts du quartier. Ce devait être le gardien, ou un des employés des pompes funèbres. Pourtant, on ne voyait pas de corbillards ni d’élégants fourgons à cellule réfrigérée pour transporter les morts sur de longues distances. Le moustachu m’avait raconté que parfois, les « pensionnaires » arrivaient d’Italie, d’Angleterre, de Suisse, tous bien congelés comme des esquimos citron. Des fourgons, il ne coulait même pas une goutte d’eau. Nul besoin à présent de m’expliquer pourquoi il en parlait avec tant de fierté et de passion.
Du pavillon à gauche, en revanche, les volutes de fumée claire continuaient à sortir, quasi invisibles.
Je me suis rendu compte que dans tout le quartier, qui se révélait être un quartier résidentiel de gens morts ou très vieux, aux magasins de tombes à chaque coin de rue, la seule lumière allumée était la mienne. Je me suis vite retourné pour la couper, mais à ce moment précis, la lampe, après un bruit sourd et une étincelle, s’est éteint toute seule. À peine avais-je reporté le regard sur l’entrée du premier pavillon que je n’y voyais déjà plus personne. Tout était revenu au silence le plus total. Seul le bruit en sourdine d’un train qui passait à ce moment-là m’a tiré de ma stupéfaction, et m’a donné le temps de retourner à mes rideaux, à mes idées. Ce satané train m’a tellement distrait que j’en oublais la morgue et la porte du premier pavillon, grand-ouverte à pareille heure de la nuit.
Il était tard, il était vraiment tard, et j’avais peur d’aller demander dehors s’il était normal qu’un pavillon soit ouvert en pleine nuit rue Sainte Marguerite. Et ce pour deux raisons. La première, parce que si on m’avait répondu que non, j’en aurais fait un infarctus – j’ai toujours été peureux, depuis tout petit. Pour moi, la frontière entre les deux mondes, celui du réveil et celui du sommeil, m’a toujours paru être la phase la plus terrifiante de la vie et de la mort d’un homme. La seconde raison, c’est que la dernière fois que j’avais demandé des renseignements sur ce maudit endroit, c’était le moustachu au teint de jaunisse qui me les avait donnés. Et ce soir-là, je l’avais revu en train de forcer le portail de l’entrée.
Voilà pourquoi j’ai préféré garder mes rideaux poussiéreux fermés pendant quelques jours et rester à ma petite table à boire du jus de mandarine, tandis que la vieille Nathalie s’en allait, toujours à la même heure, dormir la télé allumée.
Le soir du trois novembre, ils faisaient la fête. Alors que je passais devant l’une des vitrines des pompes funèbres, côté sud de la morgue, je fus surpris de voir la photo du moustachu au teint de jaunisse qui me souriait depuis sa belle pierre tombale couleur de marbre. On distinguait des dizaines de visages par la fenêtre, c’était comme un cabaret de la mort. Moi, j’en étais le spectateur, la peur m’étreignant, moi qui m’étais justement retrouvé dans ce quartier par erreur. Seulement parce que la vieille Nathalie me faisait payer une misère. Une petite minute ! Pourquoi la vieille Nathalie Duval me faisait-elle payer si peu ? C’était vraiment donné, vu qu’elle s’enfermait toujours dans sa chambre la télé allumée et que j’avais toute la maison pour moi.
Par chance, mes peurs ont été anesthésiées par une bonne dose de bon sens et de pastis. Il était toujours mieux de se remplir la panse et la tête de pastis avant d’affronter ses propres démons, surtout lorsqu’on les avait vus face à face et qu’on était le trois novembre. Il m’est aussi venu à l’esprit de prendre une chambre à l’hôtel seul cette nuit-là. J’ai téléphoné d’une cabine à deux ou trois petis hôtels de ma connaissance mais ils étaient tous complets, parce que de partout en France venaient les parents des fous dont on fêtait l’anniversaire de la mort. Je ne savais même pas où se trouvaient les fous morts dont on m’avait parlé ; aussi, j’ai tenté de me poser une question assez peu explicite afin de ne pas y trouver de réponse trop explicite : où est-ce qu’on pourrait les trouver, ces fous morts ?
Quelle question ! À la morgue.
Me voilà bien, je vais dormir dans le quartier des morts. Mais alors qu’est-ce que je vais y faire, moi, qui ne suis ni fou, ni mort ?
Je n’en sais rien, c’est toi qui es allé chez Madame Duval. Tout le monde sait que tu es un sale nécrophile qui couche avec des vieilles quasi mortes ou quasi folles !
Hein ? Mais de quelles vieilles tu me parles ?
J’ai raccroché le téléphone public, auquel je m’aggrippais avec les derniers espoirs qui me restaient, et je me suis lancé dans la rue Sainte Marguerite. C’était déjà le soir, une belle soirée, deux degrés et demi à l’extérieur et je ne sais pas combien de degrés à l’intérieur.
Ce soir-là, la vieille Nathalie avait monté le volume de sa télé encore plus haut que d’habitude. D’ailleurs, à une heure très avancée, les deux voisines du dessous sont arrivées, quasi mortes, elles aussi, pour me demander de baisser le son.
« Comment ? »
J’ai fait semblant d’être sourd parce que je ne voulais pas aller dans la chambre de Nathalie lui demander de diminuer le volume.
« Comment ?
– Le volume !
– Comment ?
– Baissez le volume de la télé !
– Navré mais je ne comprends pas un mot, je suis sourd comme un pot !
– Le volume, Sainte Marie Mère de Dieu ! Le volume de la télé !
– Comment ? »
Cela s’est poursuivi dix minutes, puis j’ai prétendu avoir à faire et je leur ai fermé la porte au nez. À vrai dire, elles puaient, et pas qu’un peu, quelque chose à quoi on ne pense jamais, qui pouvait être la mort, ou la sainteté.
Je me suis mis à chercher je ne sais quoi et me suis décidé à ouvrir, pour la première fois depuis mon arrivée ici, cette sacrée porte.
Je n’ai pas encore dit que la maison Duval était pleine de mannequins et de têtes ôtés à d’autres mannequins, à première vue. Cela dit, beaucoup de corps de mannequins n’avaient pas de tête ; de ce fait, certaines de ces têtes venaient de cette maison-ci et d’autres de quelque part ailleurs. Personnellement, je n’en avais pas touché une jusqu’à ce soir-là. Les portes étaient revêtues d’une tapisserie à fleurs. C’étaient des roses blanches et vertes, horribles, pleines de reflets de jour comme de nuit. Par terre, je ne me rappelle plus ce qu’il y avait exactement, soit de la moquette soit du marbre sale qui faisait penser à de la moquette.
Bah, j’ai laissé une main dans la poche et j’ai posé l’autre sur la poignée de la porte. Les vibrations du téléviseur me sont d’abord passées dans les doigts et puis…
D’où arrivaient ces satanées vibrations ?
J’ai oublié.
Comment as-tu pu oublier ?
J’ai oublié, c’est tout.
J’ai ouvert la porte et je me suis rappelé quelque chose de bien plus déconcertant concernant la mort et la morgue : la vieille Nathalie n’était pas si vieille que ça… Ce qui m’est arrivé cette nuit-là, nuit du trois novembre, dans les hurlements de la télé, restera un secret que je ne révèlerai jamais. Ce qui s’est passé par la suite, en revanche, je vais le raconter sur le champ.
Non mais tu plaisantes ! Qu’est-ce qu’on en a à faire, maintenant, de savoir qui étaient ces fous morts !
Comment ça ? D’abord, c’est le titre de cette histoire.
Ça n’intéresse plus personne ! Est-ce que tu vas finir par percuter que tout ce que j’ai envie de savoir, à présent, c’est ce que tu as fait avec la vieille Nathalie dans sa chambre !
Je t’ai bien dit qu’elle n’était pas vieille, en fait.
Tu es un nécrophile, un maudit nécrophile, Jeff.
Avant que je ne devienne fou, ce soir du trois novembre, je m’appelais Jeff. Mais je n’étais pas nécrophile. Je jure que la vieille Nathalie n’était pas vieille.
Inutile de te parjurer. Un jour, tout le monde saura ce que tu as fait de cette peau fripée sous tes doigts et du dentier sur la commode.
Elle n’avait pas de dentier.
Elle en avait un.
Non, je te jure qu’elle n’en avait pas.
Ce soir-là, lorsque je me suis glissé hors de la chambre de la vieille Nathalie, je me suis affalé à ma fenêtre en forme de balcon. Le pavillon de la morgue était de nouveau illuminé, mais cette fois-là, au lieu d’un seul homme, il y en avait une dizaine, et des lumières feutrées s’échappaient des fenêtres à peine entrouvertes. C’était d’ailleurs de là qu’étaient sorties les volutes de fumée le jour où j’avais vu le moustachu au teint de jaunisse. Maintenant que j’y pense, Nathalie aussi avait la peau un peu jaunâtre. Ce devait être une des caractéristiques des habitants de ce quartier de vieux, de morts, de fous.
Tous les hommes et aussi quelques femmes, toujours en survêtement et chaussures de sport, s’apprêtaient ce soir-là à entrer dans la morgue. Que diable s’y passait-il ? J’étais curieux, un peu audacieux, parce qu’en général, c’est comme ça que l’on se sent après avoir fait ce que je ne peux raconter ici. Cela dit, j’avais un peu peur de descendre y voir de plus près.
Allons, si tu en avais envie, tu aurais pu y aller, non ? Qu’est-ce que tu faisais de mal ?
Je t’ai bien dit que j’avais une peur irréelle que ces gens soient tous morts et qu’ils soient en train de fêter le retour de Nathalie dans leur monde, parce que, à en juger d’après l’état où je l’avais laissée dans son lit, elle devait être vraiment morte.
Comment ça, « vraiment morte » ? Je pensais qu’elle était morte dès l’instant où elle avait ressenti un tel contentement après ce qui lui était arrivé qu’elle s’était mise au lit à regarder le plafond comme une morte, un bon vieux cadavre.
Pendant ce temps, les fous morts entraient et sortaient comme lors d’une procession, sans se soucier de ma lumère allumée au dessus d’eux.
Mais la lampe avait sauté ! Comment est-ce que tu aurais pu à nouveau avoir la lumière allumée ?
Est-ce que je sais, moi ?
Tu devrais le savoir. C’est toi qui as inventé cette histoire.
Je t’ai dit que je ne l’avais pas inventée. Alors, j’ai revu le moustachu, ses belles moustaches qui ressemblaient à un petit balai-brosse. Il discutait avec un jeune homme souriant et sympathique, qui avait tellement de dents qu’il faisait penser à un cheval qui hennissait devant l’entrée d’une belle écurie pleine de cavaliers aux toits qui n’étaient pas métalliques mais en matière rouge comme de la terre cuite.
Mais tu avais dit un plus tôt qu’ils étaient métalliques !
Pas du tout, je n’ai jamais dit ça.
Mais si, tu l’as dit, tu as dit : « Des pavillons caramel aux toits métalliques. »
Ça, je m’en souviens, je voulais dire qu’ils étaient couverts de feuilles de métal ici et là. C’est-à-dire qu’à cause de la peur de m’en souvenir dans les années à venir – comme c’est arrivé – j’ai cherché à éviter de garder les détails en mémoire et je me suis limité à les laisser courir dans mes yeux. Après tout, qu’est-ce qui pouvait se passer ? Eh bien, voici ce qui s’est vraiment passé, c’est moi qui te le dis.
Ces fous de morts se sont rendu compte que je les observais et j’avais de nouveau la lumière allumée. Les grains de poussière qui tombaient comme de la neige du store de Nathalie leur tombaient sur la tête et la leur blanchissaient. Du plus grand des deux pavillons, celui qui ressemblait à une écurie aux fenêtres scellées et à la fumée qui s’échappait du toit, deux autres hommes sont sortis, portant un survêtement et des chaussures de sport. Ils étaient bien bâtis. Moi, en revanche, cela faisait des mois que je ne faisais rien d’autre qu’épier les morts depuis ce store. Celui-ci avait d’ailleurs des trous et des endroits raccomodés, il était imprégné de poussière et puait l’huile d’arachide.
Quand je me suis rendu compte que leur bande traversait la rue en direction de la maison de Nathalie, et qu’ils connaissaient tous les codes pour ouvrir les grilles, je me suis dit : s’ils viennent jusqu’ici, ce ne peut être que pour une seule raison. Il fallait bien préparer Nathalie, lui mettre une belle tenue sportive et des baskets.
Mais qu’est-ce qui te passe par la tête ! Nathalie n’a pas de chaussures de sport. C’est une pauvre vieille qui n’a même pas de chaussures de sport !
Arrête, je t’ai dit qu’elle n’était pas vieille. Et de toute façon, le problème qui s’est présenté à moi s’est révélé bien différent.
Les fous ont monté les escaliers quatre à quatre. C’était sans doute grâce aux chaussures de sport. Ils se sont plantés devant la porte et ont crié : « Nathalie, Nathalie, tu sais qu’on ne peut t’obliger à rien, mais tu nous l’avais promis !
– Quoi donc ? ai-je demandé, imitant sa voix.
– Tu nous avais promis que tu serais venue à la fête. Et n’amène pas ce dégoûtant nécrophile. »
C’en était trop, j’en avais assez de cette histoire de nécrophilie.
« Je vous ai dit que la vieille en question n’est pas si vieille que ça, et en plus, elle n’est même pas morte, alors elle ne peut pas venir à votre fête à la morgue ce soir. On en reparlera une autre fois. Maintenant, allez, partez, ou sinon je serai contraint d’appeler les fossoyeurs pour vous y remettre.
– Tiens donc, comme on se retrouve ! Le nécrophile avare qui paie quatre sous de loyer.
– Qu’est-ce que vous en savez, vous, de combien je paie mon loyer ? »
Je le dirai donc avec peur et rédemption : à ce moment précis est apparue la vieille Nathalie. Elle était réellement vieille et décrépie, les fous morts avaient raison de bout en bout. Je me suis senti comme dans un tourbillon d’eau froide. Le moustachu m’a pris par le bras et m’a fait descendre les escaliers.
« Non mais attends, je ne suis encore ni fou ni mort, je ne peux pas venir à votre fête.
– Ne t’inquiète pas, Jeff, il y a une solution à ces deux problèmes. »
Lorsque nous sommes arrivés devant la grosse porte en fer de la morgue, je me suis tourné vers ma vieille maison. Le store était jaune, plein de poussière, une lumière légère et sale vous passait au travers et révélait la silhouette de Nathalie qui pleurait parce qu’elle était à présent toute seule avec sa télé. Elle se sentait comme Cruz qui avait mal traité Kelly.
De l’autre côté de la rue, il y avait la vitrine des pompes funèbres.
« Attendez, ai-je dit aux fous, à partir du moment où je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans, entrer dans le pavillon signifie pour moi mourir, si on définit la mort comme un passage vers l’inconnu et rien d’autre. C’est pourquoi je voudrais exprimer un dernier souhait. »
Entretemps, davantage de fumée commençait à sortir et les énormes fenêtres qui reflétaient la nuit niçoise s’étaient embuées comme les fenêtres d’une auto pleine de soupirs.
Ils consentirent à me lâcher le bras. Il était livide et me faisait mal à en mourir. À peine suis-je arrivé devant la vitrine que j’ai compris. Je l’avais cherché et il était trop tard pour récupérer la vie et la raison. Sur la pierre tombale de marbre, où la photo du moustachu ressortait comme une île au beau milieu d’une mer lactée, on lisait une gravure en lettres dorées que – j’ignore pourquoi – je n’avais pas remarqué auparavant. Il y avait aussi des roses, ces sempiternelles roses blanches et vertes. Et pourtant, je passais devant cette vitrine tous les jours que Dieu faisait !
Qu’est-ce qu’elle disait, la gravure ?
Qu’est-ce que j’en sais, moi ?
Comment ça, qu’est-ce que tu en sais ? Tu as dit un peu plus tôt que tu avais lu quelque chose.
Ah oui, c’est vrai, la gravure. Eh bien, juste un instant avant de me retrouver en survêtement et en chaussures de sport à courir dans la cour de la morgue, j’avais lu le nom du moustachu sur la photo, Jeoffrey Duval.
Ah, Jeff ! Tu es réellement fou. Tu as un beau survêtement vert et blanc, et une belle paire de chaussures de sport. Elles te servent à courir derrière ta folie, non ? Chut, écoute, le bruit de la mer se confond avec celui du train…
Franco Malanima
Traduit de l’italien par Stéphan Lambadaris
Titre original : I matti morti e i matti vivi